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Allocution de la vice-première ministre à la Brookings Institution à Washington D.C.

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LA VERSION PRONONCÉE FAIT FOI

En ordonnant à ses chars d’assaut de traverser la frontière de l’Ukraine aux premières heures du 24 février, Vladimir Poutine a brutalement mis fin à une ère géopolitique qui durait depuis trois décennies. C’est une période qui était née dans un optimisme joyeux à minuit, le 9 novembre 1989, avec la percée d’une brèche de nature bien différente dans une frontière à 750 milles de là – à savoir, la chute du mur de Berlin.

Les 33 années qui séparent le démantèlement euphorique d’une barrière qui avait déchiré une société de cette violation barbare d’une frontière qui garantissait la souveraineté d’un pays ont été des années ensoleillées dans l’histoire de l’humanité.

Toutefois, cette époque est maintenant révolue – et l’une de nos tâches les plus urgentes consiste à déterminer par quoi la remplacer. Nous vivons un moment d’extrême bouleversement économique, et aujourd’hui, je veux parler de la nouvelle voie économique que les démocraties du monde peuvent tracer ensemble.

Les 33 dernières années ont été régies par un idéalisme à la fois noble et – pour les pays de l’alliance transatlantique – extrêmement réconfortant. Nous nagions dans l’insouciance, bercés par la conviction que notre réussite viendrait à force de bonne volonté.

Avec le recul, il est facile de se moquer de l’orgueil et de la naïveté qui caractérisaient cette époque. N’empêche qu’avant de commencer à bâtir celle qui lui succédera, il est important de nous rappeler à quel point les intentions qui nous motivaient alors étaient généreuses et humaines.

Après la chute du mur de Berlin, rien de punitif, de vengeur ou de colonial n’a été entrepris. Notre objectif n’était pas de conquérir, mais de tendre la main. Notre réaction rappelait davantage le plan Marshall que le Traité de Versailles.

Ces trois dernières décennies se sont articulées autour de deux convictions complémentaires.

La première était que nous avions atteint ce que Francis Fukuyama appelait de manière imagée la Fin de l’histoire[1] : que la compétition entre les différentes formes d’organisations sociales et politiques humaines en concurrence était terminée, et que la démocratie capitaliste s’était imposée comme étant le régime le plus souhaitable pour les populations.

Nous étions intimement persuadés que les droits et opportunités dont jouissaient les citoyens des pays occidentaux pouvaient et devaient être universels; que les gens du monde entier voulaient et méritaient – et pouvaient atteindre – la liberté et la prospérité dont nous profitions déjà.

Cependant, on ne peut pas dire cela sans une crispation de honte au visage; sans admettre qu’il nous est arrivé de mettre en pratique cet attachement moral aux droits et valeurs universels de manière plutôt incohérente et inefficace.

Je vous invite toutefois à apprécier à quel point cet universalisme était radical et progressiste.

Durant la majeure partie de l’histoire humaine, même les démocraties géraient leurs relations avec d’autres États dans la conviction ouverte et profonde que la liberté et la prospérité qui nous sont chères n’étaient, en quelque sorte, ni souhaitables, ni nécessaires, ni adaptées pour d’autres populations – pour les Slaves, les Asiatiques, les Africains, les Arabes.

La théorie de la Fin de l’histoire était fondée sur la conviction profondément libérale et égalitaire que tous les peuples du monde avaient le droit et la capacité de vivre aussi bien que nous. Voilà en quoi cette idée était si puissante et si prometteuse.

La Fin de l’histoire avait un corollaire économique. Non seulement étions-nous persuadés que le modèle de démocratie capitaliste pouvait devenir universel; nous pensions aussi qu’il était inévitable – pourvu qu’une société s’enrichisse suffisamment.

La lutte entre le capitalisme démocratique transatlantique et le communisme soviétique semblait avoir pris fin le 9 novembre 1989.

D’autres régions du monde allaient connaître la Fin de l’histoire, à mesure qu’elles deviendraient plus prospères à leur tour. Nous pensions, ou nous espérions, peut-être, que l’enrichissement des pays et leur prospérité croissante en raison des échanges commerciaux entre eux feraient de la guerre un anachronisme.

C’est Thomas Friedman qui a dépeint cette pensée de la façon la plus éloquente avec sa théorie des arches dorées pour la prévention des conflits[2] : la conviction que deux pays où la chaîne de restaurants McDonald est présente ne pourraient jamais se faire la guerre.

Ces deux grandes idées – celle voulant que toutes les sociétés humaines se dirigeaient vers la démocratie et l’autre voulant que notre enrichissement collectif rendrait le monde plus démocratique et plus pacifique – sont les principes qui ont orienté la gouvernance occidentale durant les 33 dernières années.

Elles ont fait naître l’espoir d’encaisser les dividendes de la paix et la vision d’une Europe libre et unie de l’Atlantique jusqu’en Oural. Ce sont elles qui justifient l’admission de Moscou au Fonds Monétaire International en 1992, et celle de Beijing à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, tout comme elles ont poussé l’Allemagne à travailler avec la Russie pour construire l’oléoduc Nord Stream 2, et l’Australie et la Nouvelle-Zélande à négocier des accords de libre-échange avec la Chine.

En regardant ces trois dernières décennies – et ce qui vient après – n’oublions pas que ce monde dans lequel nous sommes devenus plus libres et plus riches ensemble était un objectif louable. Essayer de le bâtir en valait la peine.

Cependant, nous devons constater les résultats de ce projet avec lucidité. La démocratie libérale dans le monde est aujourd’hui revenue au niveau de 1989[3] et les autocraties ont fait leur retour. De nombreux pays, dont la Chine – la deuxième puissance mondiale – sont devenus à la fois plus riches et plus coercitifs. Et, comme Poutine le prouve de façon meurtrière, l’interdépendance économique n’empêche pas toujours la guerre.

Tout cela signifie par conséquent que nous, pays de l’occident non géographique, devons bâtir un nouveau paradigme. L’époque de la guerre froide est bien révolue, mais celle de la Fin de l’histoire aussi. Et c’est à nous de concevoir ce qui viendra ensuite.

Permettez-moi d’abord de vous suggérer une façon d’envisager cette nouvelle ère.

Premièrement, les démocraties doivent être réalistes face au monde que nous habitons. L’hypothèse de la Fin de l’histoire ne s’est pas concrétisée. Nous partageons la planète avec des régimes autoritaires dont le déclin n’a rien d’inexorable, pas plus que notre existence à long terme.

Les démocraties représentent une minorité de la population du monde, et nous générons plus de la moitié de sa richesse, mais notre part diminue[4] [5]. Nous devons accepter le fait que, dans les décennies à venir, nous allons partager la planète avec des pays riches et puissants qui n’adhèrent pas à nos valeurs et qui, en fait, les considèrent souvent à la fois contraires et inférieures aux leurs.

Il nous faut trouver des moyens de coexister.

Deuxièmement, il faut envisager cette coexistence sans se faire d’illusions. Parce que nous pensions que de la prospérité naîtraient les démocraties libérales et que l’interdépendance économique était le meilleur des boucliers contre la guerre, nous avons ouvert nos économies à nos anciens adversaires et entrepris l’édification d’un système de libre-échange mondial fondé sur des règles.

Le problème, c’est que le monde compte de nombreux dictateurs dont les principes étaient diamétralement opposés aux nôtres. Les liens économiques qui devaient calmer les élans belliqueux de la Russie servent au contraire à émousser notre réponse aux crimes de guerre du Kremlin.

Avec le recul, il est clair que la nomination de Gerhard Schroeder au conseil d’administration de Rosneft était tout aussi importante dans la planification de la guerre de Poutine que n’importe quel exercice militaire.

Il n’y a pas que la Russie. La Chine aussi instrumentalise habilement et volontairement ses liens économiques avec nous pour atteindre ses objectifs géopolitiques. La Norvège l’a appris à ses dépens en 2010 après avoir décerné le prix Nobel à Liu Xiaobo. La Chine a par la suite cessé d’accepter les exportations norvégiennes de poisson en représailles.

En 2020, de vastes secteurs du commerce australien avec la Chine ont été gelés lorsque Canberra a réclamé une enquête indépendante sur les origines de la COVID-19.

Sans oublier l’interdiction des exportations canadiennes de porc et de canola – au moment même où deux citoyens canadiens étaient emprisonnés à tort – imposée lorsque le Canada a honoré son traité d’extradition avec les États-Unis en procédant à la détention de la PDG de Huawei.

Ainsi, sept mois après l’invasion de l’Ukraine, nous nous trouvons dans un monde marqué par un retour de l’histoire sanglante, où les dictatures musclées ne montrent aucun empressement à se métamorphoser en démocraties libérales et où, de surcroît, le contexte est fondamentalement différent de ce qu’il était à l’âge du rideau de fer en raison de ces trois décennies passées à bâtir une économie mondiale interreliée.

Voilà la réalité du 21e siècle. L’heure est venue pour les démocraties du monde de concevoir une politique pour s’y adapter – et pour la façonner.

Aujourd’hui, j’aimerais proposer trois piliers pour exposer ce qui devrait constituer cette nouvelle politique.

Le premier pilier, le plus fondamental, est que nous, les démocraties du monde, devons resserrer les liens qui nous unissent, comme démocraties du monde. Face à l’invasion de l’Ukraine par Poutine, notre réaction immédiate et nécessaire a été d’approfondir et d’élargir notre principale alliance militaire, l’OTAN.

La Suède et la Finlande se sont jointes à nous, après des générations de neutralité. L’alliance transatlantique collabore plus étroitement que jamais avec d’autres partenaires démocratiques dans le monde, particulièrement dans la région indo-pacifique.

Cela dit, cette coopération accrue doit maintenant s’étendre à l’économie. Avec l’automne qui s’achève et l’hiver qui arrive, l’Europe s’apprête à subir les conséquences froides et amères de l’erreur stratégique qu’elle a commise en rendant son économie dépendante de pays dont les valeurs politiques et morales sont contraires aux nôtres. Avec la diplomatie du loup que la Chine applique de façon de plus en plus agressive, les petites démocraties qui ont déjà eu droit à un avant‑goût de cette expérience sont nombreuses.

Certaines démocraties, particulièrement les plus grandes, seront tentées de répondre à ces vulnérabilités par l’autarcie. La plupart, cependant, en seraient incapables, et chacun de nous subirait de lourdes conséquences économiques.

Il existe une meilleure solution, celle que la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen a décrite comme l’amilocalisation. Il s’agit d’un principe selon lequel les démocraties doivent faire l’effort conscient de bâtir leurs chaînes d’approvisionnement en s’appuyant sur les économies d’autres démocraties[6].

Là où les démocraties doivent consentir à des vulnérabilités stratégiques, nous devrions exposer ces vulnérabilités à d’autres démocraties.

Bien entendu, les accords commerciaux sont un moyen de le faire. Le Canada est fier d’être le seul pays du G7 à avoir conclu des accords commerciaux avec chacun de ses partenaires du G7. Cependant, nous serions encore plus heureux si nous pouvions abandonner cette prétention et voir chacun de nos alliés faire de même. Mais les accords commerciaux ne suffisent pas.

À l’avenir, nous devrions concevoir nos programmes d’approvisionnement et d’incitatifs gouvernementaux dans une optique d’amilocalisation. La Loi sur la réduction de l’inflation des États-Unis est un exemple avant-gardiste de cette approche : le crédit d’impôt de 7 500 $ pour l’achat d’un nouveau véhicule électrique prévoit que les batteries doivent être fabriquées à partir de minéraux critiques et de métaux produits dans des pays où un accord commercial avec les États-Unis est en vigueur[7].

En somme, les accords commerciaux sont un moyen de définir qui sont nos amis. De plus, comme l’illustre la proposition de l’Union européenne d’interdire l’importation de produits du travail forcé, il existe une approche complémentaire qui consiste à définir nos valeurs communes[8].

Étendue à toutes les démocraties du monde, l’amilocalisation offre des possibilités sans précédent à nos travailleurs et à nos communautés.

Pour le Canada et les travailleurs canadiens – et pour ceux de nos alliés démocratiques dans le monde – c’est une occasion économique d’attirer de nouveaux investissements, de créer davantage d’emplois bien rémunérés et de prospérer dans une économie mondiale en plein changement.

Cette pratique peut accroître la résilience de nos économies et mettre nos chaînes d’approvisionnement au diapason de nos principes les plus chers. Elle peut protéger nos travailleurs et le filet social qui les met à l’abri de la concurrence déloyale de sociétés coercitives et de pratiques commerciales fondées sur un perpétuel nivellement vers le bas.

Les travailleurs de nos démocraties ont compris depuis longtemps que le commerce mondial sans règles basées sur des valeurs pour le régir rendait nos gens plus pauvres et nos pays plus vulnérables. Ils ont compris depuis longtemps que cela fait seulement s’enrichir les ploutocrates, mais pas la population. L’amilocalisation est une réponse à ces préoccupations anciennes et légitimes.

Toutefois, si nous sommes appelés à interrelier nos économies encore plus intimement, nous devons avoir la certitude que chacun respectera les règles commerciales que nous aurons établies, même et surtout lorsqu’il serait plus facile de ne pas le faire. Le système d’approvisionnement auprès de pays amis sera mis en place plus rapidement et plus efficacement si nous convenons ensemble d’approches communes et nous engageons explicitement devant les autres à les mettre en œuvre.

En outre et par‑dessus tout, nous devons ensuite être prêts à encaisser certaines pertes de faveur politique à l’échelle nationale pour sauvegarder la sécurité économique de nos partenaires démocratiques.

L’Union européenne l’a puissamment démontré durant la pandémie de COVID-19, lorsque les fabricants de vaccins européens ont honoré les contrats qu’ils avaient passés avec des alliés non européens. Le Canada doit – et va – faire preuve de la même générosité en accélérant, par exemple, la réalisation des projets énergétiques et miniers dont nos alliés ont besoin pour chauffer leurs maisons et fabriquer des véhicules électriques.

J’évoque ces exemples parce que le système d’approvisionnement auprès de pays amis se doit d’être écologique. La malédiction du pétrole est bien réelle, tout comme la dépendance d’un grand nombre de démocraties aux pétrotyrans du monde.

L’amilocalisation peut protéger à la fois les démocraties libérales et la planète, si la collaboration pour accélérer la transition verte figure parmi nos premiers objectifs. L’Alliance entre le Canada et l’Allemagne pour l’hydrogène dont le premier ministre Trudeau et le chancelier Scholz ont annoncé la création à Terre-Neuve-et-Labrador en août dernier est un exemple de cette amilocalisation verte en marche.

L’approvisionnement auprès de pays amis devrait également s’accompagner d’une volonté de faire front commun face à l’intimidation économique des dictateurs de la planète – une approche qu’Anders Fogh Rasmussen et Ivo Daalder ont décrite comme étant une version économique de l’article 5 de l’OTAN[9].

Nous ne pouvons pas laisser la Lituanie subir de coercition face à sa politique sur Taïwan, ou des entreprises sud-coréennes se faire harceler ou boycotter en représailles contre des décisions légitimes de Séoul pour assurer sa sécurité nationale. Convenir d’un soutien mutuel face à de telles pressions économiques constitue le meilleur moyen d’éviter que cette situation se répète.

Le deuxième pilier, qui touche l’aspect le plus complexe du concept d’amilocalisation, concerne l’attitude à adopter face aux pays qui nichent entre les deux camps.

C’est relativement facile de préconiser un resserrement des liens économiques entre les pays de l’occident non géographique, liés comme nous le sommes déjà dans le cadre de proches alliances politiques et, souvent, militaires : les alliés de l’OTAN et les riches démocraties industrialisées de l’Asie-Pacifique.

Mais qu’en est-il des autres pays d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique latine? Leur expérience de l’ère de la Fin de l’histoire est bien différente de la nôtre et, par conséquent, certains ont réagi de manière ambivalente à l’invasion de l’Ukraine.

Quelle place devraient-ils occuper dans un monde où certaines lignes de front effacées il y a 33 ans ont été redessinées?

Notre alliance de démocraties doit être ouverte. L’amilocalisation ne doit pas regrouper uniquement les membres d’un club fermé – que ce soit le G7, l’OTAN ou le Groupe des cinq. Elle ne doit pas se limiter aux pays riches ou aux partenaires historiques.

Elle devrait s’ouvrir aux démocraties des Caraïbes, d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie – s’ouvrir à tout pays qui partage réellement nos valeurs et qui est disposé à jouer selon des règles que nous aurons acceptées collectivement.

Cela dit, il ne faudrait pas s’étonner non plus de voir un bon nombre de ces pays qui partagent nos valeurs hésiter – du moins au premier abord – à choisir notre camp.

Depuis 1989, voire avant cette date, les mesures mises en place pour défendre l’ordre international fondé sur des règles, la démocratie et les droits de la personne étaient axées sur nos propres intérêts. Il nous est parfois arrivé de faire preuve d’hypocrisie, l’exemple le plus flagrant étant l’intervention en Irak et les dommages qui s’y rattachent.

Les pays du Sud auraient plus d’une raison de douter de notre volonté de nouer un partenariat fondé sur des valeurs. On ne peut leur reprocher de penser que, comme aux 19e et 20e siècles, l’approche la plus prudente pour eux consiste peut-être à attiser la rivalité entre les grandes puissances et à se faufiler prudemment entre elles.

L’histoire montre que l’occident n’est pas étranger à l’impérialisme ou aux accords tacites. Cependant, nous ne sommes pas non plus aujourd’hui les dictateurs de la planète. Nous devons garder la porte grande ouverte et continuer de croire en l’attrait à long terme de nos principes.

Et, souvenez-vous, c’est dans les petits pays pauvres, ceux qui sont le plus susceptibles de subir la coercition de grandes économies hostiles, que l’ordre fondé sur des règles que nous souhaitons renforcer devient le plus précieux.

Notre réussite sera parmi nos arguments les plus convaincants. La victoire est importante – et la victoire est efficace. La victoire génère sa propre dynamique. L’Ukraine le prouve par ses progrès au champ de bataille.

Nous le prouverons tous en apportant la prospérité à l’ensemble de nos propres populations.

Le troisième pilier concerne nos relations avec les autocrates de la planète. C’est sur ce point que la rupture avec nos suppositions et approches des 33 dernières années doit nécessairement être la plus marquée.

Il faut continuer d’espérer que Martin Luther King avait raison concernant l’arc de l’univers moral, et que cette affirmation s’applique à toute l’humanité. Mais il nous faut admettre que ce n’est pas exactement l’image que nous renvoie une grande partie du monde en ce moment. Nous devons gérer nos relations avec les dirigeants autoritaires du monde en conséquence.

Nous devons gérer ces relations à la lumière de ce que toutes les démocraties du monde ont compris d’instinct le 24 février, à savoir qu’au 21e siècle, certains agissements sont totalement inacceptables et exigent une réponse sans équivoque.

La Fin de l’histoire ne nous a pas menés au jardin d’Eden et la théorie des arches dorées ne s’est pas avérée tout à fait exacte.

Néanmoins, au cours des 33 dernières années et, en fait, depuis toute la période ayant suivi la guerre, le monde a généralement été épargné des guerres de conquête qui avaient constitué un levier important des politiques étrangères au fil de toutes les époques ayant précédé 1945.

Selon les calculs de Tanisha Fazal, de 1816 à 1945, un État disparaissait du monde tous les trois ans, en moyenne[10]. Avant le 24 février 2022, plus de 30 ans s’étaient écoulés – avec l’invasion du Koweït par l’Irak – depuis la dernière fois où un pays avait ouvertement tenté d’en envahir un autre[11]. Là était peut-être la plus grande réalisation de l’après-guerre : nous avions convenu de ne plus nous entredévorer.

Laisser le Kremlin mener son invasion anachronique de l’Ukraine sans réagir nous replongerait au 19e siècle. Voilà pourquoi, le mois dernier, Narendra Modi a signifié à Poutine que l’ère de la guerre était révolue.

Voilà pourquoi Poutine doit être vaincu.

Cela dit, lorsque l’Ukraine aura gagné – et nous devons tout faire pour que cette victoire advienne, et qu’elle advienne rapidement – nous devrons fort probablement continuer de composer avec une Russie tyrannique aux frontières de l’Europe, ainsi qu’avec d’autres puissants régimes autoritaires du monde.

Notre approche à leur égard doit être différente de ce qu’elle a été au cours des trois dernières décennies. Nous devons cesser de penser que leurs systèmes politiques vont peu à peu se mouler au nôtre dans la paix et l’enthousiasme au fil de notre enrichissement collectif, et comprendre que les régimes autoritaires nous sont fondamentalement hostiles.

Notre réussite fait peser sur eux une menace existentielle. Voilà pourquoi ils ont tenté de pervertir nos démocraties de l’intérieur, et nous devons nous attendre à ce qu’ils continuent de le faire. En outre, nous devons être conscients que si les régimes autoritaires n’ont que peu de respect à l’égard d’un ordre fondé sur des règles convenu entre les États, ils méprisent tout autant la primauté du droit dans leurs propres pays.

Cela nous oblige à être vigilants dans nos relations avec les dictateurs mondiaux et leurs élites. Nous devons leur indiquer clairement qu’il leur sera dorénavant impossible de gouverner comme Staline en menant une vie d’Abramovich.

Nous devrions poursuivre nos échanges commerciaux tout en veillant à ce qu’ils n’atteignent aucune vulnérabilité stratégique de nos chaînes d’approvisionnement et de nos économies en général.

Mais nous devons tous retenir la leçon que Poutine a donnée à l’Europe le 24 février.

Les gouvernements et les entreprises d’Occident qui croient pouvoir faire des affaires avec des dictatures dans les mêmes conditions qu’avec des démocraties font un vœu pieux.

En 1989, nous avons encaissé les dividendes de la paix. Aujourd’hui, il est temps de contracter une assurance contre la guerre. Comme l’a déclaré le mois dernier Robert Habeck, vice-chancelier et ministre fédéral de l’Économie et de la Protection du Climat de l’Allemagne, nous devons faire en sorte de ne plus jamais être exposés à du « chantage[12] ».

Cela dit, tout en nous montrant plus prudents et plus réservés dans nos liens économiques avec les régimes autoritaires, nous devons travailler avec eux afin de préserver des objectifs communs concernant le monde. Cela veut dire, d’abord et avant tout, continuer de collaborer pour contrer la plus grave menace qui pèse sur nous : celle des changements climatiques. La collaboration doit également inclure la sécurité des armements, la préparation aux pandémies et la stabilité du système financier international. Durant la guerre froide, nous avons appris à nous taire et à dialoguer en même temps.

Washington comprenait qu’il serait impossible de prévenir l’armageddon nucléaire sans discuter avec Moscou, tout comme on ne peut pas sauver la planète de nos jours sans collaborer avec Beijing.

Une attitude plus ouvertement suspicieuse à l’égard des dictateurs du monde ne doit pas empêcher, ni même compromettre, notre coopération avec eux dans le cadre d’objectifs communs.

Au contraire, en étant francs face à nous-mêmes et à nos adversaires au sujet de nos profondes divergences, il deviendrait peut-être plus facile de cerner et de chercher des domaines d’intérêt commun.

En cessant de prétendre ou de croire que nos relations avec les régimes autoritaires vont mener à des résultats à l’avantage de tous dans la plupart des domaines, il devient plus facile de négocier dans les quelques domaines où de tels résultats sont effectivement possibles.

Nous, les démocraties, avons peut-être été sincèrement convaincues que nous convergions tous vers la paix et la prospérité mondiales. Mais les dictateurs de la planète ne l’ont jamais cru, comme ils ne nous ont jamais crus – ils se disaient que nous étions ou bien menteurs, ou bien fous.

Ils sont cyniques et lâches, et ils nous croient comme eux.

Paradoxalement, il se pourrait que si nous abordions nos profonds désaccords en toute franchise, les régimes autoritaires du monde nous comprennent et nous respectent davantage.

Je sais que les principaux points que je viens de soulever étaient évidents pour la plupart des citoyens des démocraties du monde le 24 février dernier.

Nos concitoyens ont immédiatement compris que l’invasion de l’Ukraine par Poutine constituait l’une des plus grandes menaces pour notre sécurité depuis une génération, que la Russie et ses dirigeants devaient désormais être des parias et que les démocraties du monde devaient collaborer plus étroitement qu’elles ne l’avaient fait depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Depuis le tout début, nous avons tous reconnu la très grande importance que revêt cette guerre, car l’invasion de Poutine sera soit une source d’inspiration soit un avertissement pour les tyrans du monde entier.

Pourtant, je sais aussi que la voie que je propose sera difficile – et controversée. Même si les démocraties du monde entier conviennent que cette voie est la bonne et la plus prudente, il n’est pas du tout certain que nous trouverons la volonté collective de la suivre.

L’une des raisons pour lesquelles il sera si difficile de rompre consciemment avec l’ère de la Fin de l’histoire et de concevoir un nouveau paradigme est qu’il faut pour cela renoncer à une vision de l’avenir édifiante qui se valide d’elle-même.

Après le sacrifice de « la plus grande génération » et l’impasse nucléaire de la guerre froide, il était soulageant et valorisant d’imaginer les gens du monde entier marcher ensemble et pacifiquement vers la démocratie libérale mondiale.

Il est décourageant et effrayant d’accepter que ce ne soit pas le cas.

Il y a aussi des motifs économiques à cette hésitation. L’une des raisons pour lesquelles le concept de la Fin de l’histoire était si séduisant est qu’il nous promettait que pour faire le bien il suffisait de viser la réussite. En revanche, je propose aujourd’hui que la seule façon pour nous de réussir est de faire le bien.

La mondialisation suralimentée de ces 30 dernières années a fait la fortune de nombreux Occidentaux et a fait baisser le coût des biens de consommation et des produits de base pour nous tous.

L’amilocalisation peut avoir un prix initial – bien que, comme l’Europe l’a découvert cet automne, le coût de la dépendance économique vis-à-vis d’un dictateur peut être nettement plus élevé.

Mais je pense que la plus grande raison de remettre en question notre capacité collective à aller au-delà de l’ère de la Fin de l’histoire est notre manque de confiance en nous-mêmes.

Les démocraties sont fortes grâce à notre sens de l’autocritique. Les railleries auxquelles je suis confrontée durant la période des questions, la vérification des faits par des journalistes sceptiques, le dur verdict des urnes – tout cela fait de moi une meilleure ministre que je ne le serais si nous gouvernions dans un splendide isolement autoritaire.

Mais nous devons toujours équilibrer cette capacité essentielle d’autocritique avec le pouvoir tout aussi important de la confiance en soi.

Nos démocraties sont imparfaites, c’est clair. En tant que Canadienne, je suis toujours consciente du péché originel de mon pays envers les peuples autochtones. En tant que ministre des Finances, je m’inquiète chaque jour de notre capacité à bâtir une économie qui profite à tous alors même que nous travaillons à protéger notre planète.

Mais le fait que je suis consciente des crimes historiques que mon pays n’a pas encore rachetés et des nouveaux défis qu’il doit relever ne contredit en rien ma conviction tout aussi profonde que la démocratie libérale dont nous avons la chance de jouir au Canada est la meilleure façon que les humains aient trouvée, jusqu’à présent, pour organiser une société.

L’autocritique est une caractéristique des démocraties, pas un défaut. Mais c’est un miroir impitoyable qui peut ébranler notre confiance en nous-mêmes lorsque nous nous mesurons aux tyrans et à leur armure de l’oubli.

Nous ne devons pas douter de notre propre force – morale, sociale, politique et, bien sûr, économique. Nous offrons une plus grande liberté et une plus grande prospérité à un plus grand nombre de nos concitoyens que toute autre civilisation dans l’histoire de l’humanité.

Pourtant, je sais aussi que la démocratie libérale est menacée – comme elle l’a toujours été.

Vous pouvez ne pas vous intéresser à la guerre, disait Trotsky, mais la guerre s’intéresse à vous. La guerre s’intéresse à nous, et elle a brisé les espoirs que nous avions placés en l’ère de la Fin de l’histoire ces 33 dernières années. Nous nous trouvons donc à une autre croisée des chemins.

L’ère de la Fin de l’histoire est terminée, et il est temps de la remplacer. Le monde de Poutine – où la force fait la loi et où le pétrole est synonyme d’impunité – est une des options.

Nous ne pouvons pas emprunter cette voie et nous ne le ferons pas. Bâtissons plutôt un monde où nous pourrons sauver la planète et offrir aux travailleurs de bons emplois et une vie confortable.

Un monde où l’on est là pour nos amis.

Un monde où les démocraties dépendent des démocraties plutôt que des despotes.

Un monde où les gens qui choisissent de s’atteler à la tâche difficile de bâtir leurs propres démocraties reçoivent le soutien dont ils ont besoin.

L’invasion de l’Ukraine par Poutine aurait pu être une défaite plus large pour la démocratie libérale – c’était en fait son intention. Poutine a cherché à créer un monde – ou plutôt à ramener un monde – où les grandes puissances dominaient les petites, et où les valeurs libérales et les droits de la personne étaient universellement considérés avec le même mépris que celui que leur porte le Kremlin.

Or, le courageux peuple ukrainien nous a rappelé que la démocratie est à la fois suffisamment importante pour la défendre au prix de sa vie et suffisamment forte pour remporter la bataille.

Alors que nous nous apprêtons à bâtir un nouveau monde ensemble, que le courage du peuple ukrainien nous incite à en bâtir un dans lequel toutes les démocraties libérales peuvent non seulement survivre, mais aussi prospérer.


Notes de bas de page

[1] Fukuyama, Francis. End of History and the Last Man. Royaume-Uni : Free Press, 2006.

[2] Friedman, Thomas L. The Lexus and the Olive Tree. Royaume-Uni : Farrar, Straus and Giroux, 1999.

[3] Varieties of Democracy Institute (V-Dem). Democracy Report 2022: Autocratization Changing Nature?

[4] Freedom House. Freedom in the World 2022: The Global Expansion of Authoritarian Rule.

[5] Varieties of Democracy Institute (V-Dem). Democracy Report 2022: Autocratization Changing Nature?

[6] Atlantic Council. Transcript: US Treasury Secretary Janet Yellen on the next steps for Russia sanctions and ‘friend-shoring’ supply chains. Le 13 avril 2022.

[7] Département de l’Énergie des États-Unis. Electric Vehicle (EV) and Fuel Cell Electric Vehicle (FCEV) Tax Credit.

[8] Reuters. EU proposes banning products made with forced labour. Le 14 septembre 2022.

[9] Rasmussen, Anders Fogh, and Ivo Daalder. Memo on an ‘Economic Article 5’ to Counter Authoritarian CoercionThe Chicago Council of Global Affairs, le 9 juin 2022.

[10] Fazal, Tanisha M. State Death: The Politics and Geography of Conquest, Occupation, and Annexation. Princeton University Press, 2011.

[11] Fazal, Tanisha M. The Return of Conquest? Foreign Affairs, le 6 avril 2022.

[12] Reuters/CNBC. Germany drawing up new China trade policy, vows ‘no more naivety’. Le 13 septembre 2022.